Sylvae, un programme dédié à la protection des vieilles forêts
Initié il y a près de cinq ans par le Conservatoire d’espaces naturels (CEN) d’Auvergne, le programme Sylvae – dont RISO est partenaire – vise à protéger les vieilles forêts et la biodiversité qu’elles recèlent. Pierre Mossant, directeur du CEN d’Auvergne, nous dit tout sur cet ambitieux programme.
Comment est né Sylvae ?
Le CEN d’Auvergne est une association qui fait partie du réseau national des conservatoires d’espaces naturels. Nous avons pour vocation de participer à la préservation du patrimoine naturel au sens large – biodiversité, paysages, services écosystémiques (c’est-à-dire les services que nous rend la nature)… – sur tous les types de milieux naturels. Nous avions jusqu’alors surtout travaillé sur des milieux naturels non boisés (landes, prairies, pelouses sèches, coteaux…). Sylvae est issu de la volonté de notre conseil scientifique de réfléchir à un programme spécifique pour la préservation de la biodiversité liée aux vieilles forêts.
Qu’est-ce qu’on appelle une vieille forêt ?
Ce sont des forêts qui combinent deux caractéristiques. D’abord elles sont anciennes, c’est-à-dire que ce sont des parcelles sur lesquelles la présence de la forêt s’est maintenue depuis au moins 150-200 ans sans interruption. Ensuite, il faut aussi que les boisements soient le plus âgés possibles, ce qu’on appelle des boisements matures. Quand on a la conjonction entre l’ancienneté des forêts et leur maturité, on considère qu’on est dans une vieille forêt. Et ces vieilles forêts sont particulièrement intéressantes parce qu’elles sont souvent riches en gros arbres, qu’elles abritent des arbres qui présentent des trous ou des cavités… On y trouve aussi du bois mort ce qui favorise les espèces saproxyliques : ces organismes vivants, animaux ou végétaux (insectes, champignons, moisissures…) qui contribuent au recyclage du bois mort. Ce sont ces espèces saproxyliques qui sont aujourd’hui les plus menacées en forêt.
Que fait concrètement Sylvae ?
En Auvergne, l’essentiel de la forêt – près de 80% des terrains – est privé et constitué de très petites parcelles. Ces parcelles peuvent être coupées quasiment du jour au lendemain par leurs propriétaires privés puisque la réglementation est très peu contraignante.
Nous avions constaté sur différents territoires en Auvergne de plus en plus de coupes, y compris sur des forêts qu’on pensait être difficilement exploitables parce qu’en pente, situées au fond de gorges ou difficiles d’accès. À travers Sylvae, le CEN propose aux propriétaires qui sont volontaires de racheter leurs parcelles pour les laisser vivre à leur propre rythme, sans couper les arbres. On s’engage à ne pas exploiter ces parcelles, à les laisser en libre évolution sur le temps long, c’est-à-dire à suivre le cycle de vie naturel de la forêt qui se chiffre en plusieurs siècles, probablement autour de 500 à 600 ans.
Est-ce que ce n’est pas un peu contre-intuitif de se dire que la meilleure chose à faire pour les vieilles forêts, c’est de ne pas y toucher ?
La technologie nous a permis de faire des choses extraordinaires et on a probablement l’idée qu’il faut que l’homme se mêle de tout, y compris dans la nature, pour que les choses aillent mieux. En l’occurrence, ce n’est pas le cas. La forêt n’est jamais en meilleur état que lorsqu’on va la laisser évoluer à son propre rythme et de manière naturelle. On ne mesure pas encore au plan scientifique la complexité des richesses écologiques entre les espèces, mais on sait qu’une vieille forêt composée d’une diversité d’espèces a une capacité de résilience, de résistance au changement, qui est très supérieure à celle des forêts artificialisées. Les vieilles forêts sont des écosystèmes très complexes, tout à fait remarquables, où toutes les espèces sont en interaction.
Pourquoi est-il essentiel de protéger les forêts ?
Pour de nombreuses raisons. Il y a une dimension patrimoniale – préserver ces vieilles forêts, c’est préserver de la biodiversité qui est notre patrimoine naturel – mais aussi esthétique, car il s’agit de paysages tout à fait remarquables. Et puis, il y a une dimension émotionnelle : lorsqu’on se promène en forêt et qu’on goûte au simple plaisir d’être là, une vraie émotion peut surgir. Il y a également une autre dimension que j’aime évoquer, celle de notre imaginaire. Notre mythologie, nos contes, nos bande dessinées, nos mangas, nos films… comportent bien des histoires qui se déroulent en forêt. C’est ce lien culturel qu’il nous faut aussi arriver à préserver.
Vous évoquiez plus tôt les services écosystémiques que nous rendent les arbres et la forêt. Quels sont-ils ?
Les forêts sont de formidables puits de carbone, qui évitent que d’importantes quantités de carbone stockées au cours des siècles ne soient relarguées rapidement dans l’atmosphère. On sait aussi que les forêts contribuent localement à la régulation du climat, notamment en favorisant les précipitations et les pluies sur certains secteurs. Elles jouent aussi un rôle important dans la filtration de l’air et dans la stabilisation des terrains.
Sont-elles des remparts contre les effets du changement climatique ?
Nous savons que malheureusement les phénomènes climatiques extrêmes vont aller en augmentant, avec de très forts cumuls de précipitations, de manière très brutale. Or la forêt ralentit la pluie dans ses feuilles, ce qui va permettre d’étaler le pic de pluie. Sur de très gros épisodes orageux, ce ne sera évidemment pas suffisant, mais c’est tout de même une protection dont on aurait tort de se passer. Par ailleurs, on sait que l’arbre est un climatiseur naturel qui permet de lutter contre les îlots de chaleur en ville.
Pensez-vous que la préservation des forêts est une préoccupation de plus en plus répandue ? Est-ce que cette problématique de mieux en mieux comprise par la population ?
Oui, on observe nettement dans l’opinion publique un intérêt croissant pour l’arbre et les arbres. Mais il reste encore beaucoup de travail à faire, car un certain nombre d’idées fausses sur la forêt sont encore très répandues.
On a par exemple le sentiment que si l’homme n’intervient pas, la forêt risque de dépérir et de disparaître. Ce qui n’est absolument pas vrai puisque les forêts existent depuis des centaines de millions d’années, bien avant que l’humanité n’invente le métier de forestier. Il faut expliquer le cycle de la forêt : un vieil arbre qui tombe et fait une trouée de lumière dans laquelle de jeunes arbres vont pousser, tandis que le vieil arbre va lentement se dégrader… Autre exemple : souvent les gens qui arrivent dans une forêt un peu âgée et voient du bois mort s’imaginent que les arbres sont malades. Mais le bois mort, c’est la vie, puisque c’est le démarrage d’un nouveau cycle de vie. Le bois mort va lentement être décomposé par l’ensemble des espèces saproxyliques. Et c’est cette lente décomposition qui va enrichir le sol en humus et va permettre à la forêt de se maintenir.
Le bois est un matériau durable et écologique, qui est de plus en plus plébiscité comme matériau de construction. Comment concilier le recours toujours plus grand au bois pour la construction et la préservation des vieilles forêts ?
Vous avez raison de poser la question parce que certains pourraient y voir une forme de contradiction. Il n’y en a pas du tout parce que les objets sont différents. Aujourd’hui, on estime que les vieilles forêts représentent entre 2 et 4% des forêts françaises. Et il faut les préserver parce que ce sont des zones de très grande richesse écologique. Mais l’objectif n’est évidemment pas d’empêcher l’exploitation forestière sur le reste de la forêt française. C’est simplement de dire : protégeons ces zones là parce que vraiment elles le méritent.
Pour faire un parallèle, il ne viendrait à l’idée de personne, je pense, de dire « Ah tiens, Notre-Dame de Paris a brûlé, c’est l’occasion ou jamais de la raser pour mettre en place un centre commercial parce qu’on pourrait faire du chiffre d’affaires ». Notre objectif est bien de préserver les vieilles forêts et, pour les autres forêts, de favoriser une exploitation raisonnée et durable – ce qui est déjà le cas de nombreuses forêts en France.
Quant à l’usage du bois comme matériau de construction : c’est un matériau noble, qui stocke du carbone, un matériau agréable aussi… On pourrait dire que l’arbre est tellement généreux que même après sa mort, il continue à nous apporter des choses positives parce que souvent, dans une maison en bois, avec des éléments en bois, on se sent très bien.
Revenons plus directement sur le programme Sylvae. Quelles en sont les réalisations à ce jour ?
Depuis que le programme est en place, nous en sommes à plus de 80 hectares de vieilles forêts dont le principe d’acquisition a été acté par notre conseil d’administration. Les dossiers sont actuellement en cours de traitement chez les notaires, ce qui prend beaucoup de temps.
Est-ce que le programme se développe ?
Absolument. On monte en puissance sur l’ensemble de l’Auvergne, où le programme a été imaginé. Notre objectif initial était d’acquérir 400 hectares de vieilles forêt en une dizaine d’années. Nous l’avons revu à la hausse : désormais, nous visons la protection de 10 % des vieilles forêts d’Auvergne d’ici à 10 à 15 ans, ce qui représente 2000 à 2500 hectares. Si nous y parvenions, ce serait une belle réussite, mais ça va nous demander de changer de braquet et d’accélérer nos acquisitions.
Sylvae a-t-il vocation à essaimer ailleurs en France ?
C’est déjà le cas. Nos collègues des autres CEN de France – Ardèche, Pyrénées, Nord, Grand-Est… – commencent à s’intéresser à Sylvae, qui est en train de devenir un programme national avec des premières actions qui vont notamment démarrer dans les Alpes. Il y a une vraie dynamique de l’ensemble de notre réseau des Conservatoires d’espaces naturels autour de la préservation de ces vieilles forêts.
- Crédit photo
Canopée hêtraie © CEN Auvergne - Emilie Dupuy, pris sur le site internet www.reseau-cen.org/fr